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« La machine ne peut pas dépasser l’humain »

Publié le 19/10/2023

L’IA (intelligence artificielle) suscite fascination, fantasmes et angoisses, sans doute exacerbés ces mois derniers par la médiatisation à l’extrême des capacités de ChatGPT-4. Aurélie Jean, docteure en sciences, entrepreneure, auteure, spécialisée en modélisation algorithmique, insiste sur ce qui distingue les intelligences humaines de la technologie.

Dans vos diverses interventions et tribunes, vous affirmez que l’IA ne dépassera pas l’humain. Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

CFDT496 sep oct 2023 Une
Interview à lire dans CFDT Magazine n°496 (septembre-octobre 2023) et sur syndicalismehebdo.fr

Il faut tout d’abord définir ce qu’est l’IA – mot dont j’évite l’emploi au maximum tant il apporte de la confusion – car on ne sait pas de quelle intelligence on parle. Même si nous avons longtemps considéré uniquement l’intelligence analytique pour exprimer les capacités intellectuelles d’un individu (avec la fameuse mesure du QI), depuis les années 1980 et les travaux du psychologue américain Robert Sternberg – en particulier –, on parle aussi d’intelligence créative (ou émotionnelle) et d’intelligence pratique (le bon sens).

Or seule l’intelligence analytique est maîtrisée par la machine, par l’algorithme, alors que nous, humains, maîtrisons toutes les composantes de l’intelligence. Même si un agent conversationnel vous dit : « Je t’aime », il ne ressent pas (et donc ne maîtrise pas) l’émotion qui est associée à une telle déclaration. Depuis longtemps déjà, l’algorithme nous dépasse sur l’intelligence analytique. La simple calculatrice exécute des calculs complexes bien plus rapidement que nous, humains, quand nous ne pouvons tout simplement pas le faire. En revanche, la machine ne peut pas nous dépasser strictement sur les autres composantes qu’elle ne maîtrise pas. Pour cela aussi, nous devons continuer à développer ces intelligences dont on manque aujourd’hui au regard d’un besoin qui grandit.

Certains demandent un moratoire sur l’IA. Vous associez-vous à ces expressions en faveur de la mise en place d’un cadre éthique de l’IA ?

  Vous faites référence à cette lettre2 que je rejette fermement puisqu’elle est avant tout politique. Les auteurs de cette lettre s’appuient sur une vision à long terme et apocalyptique de l’intelligence artificielle, qui n’a aucun fondement scientifique. Enfin, et surtout, ces mêmes auteurs et signataires n’évoquent absolument pas les problèmes qui existent déjà dans ce domaine et pour lesquels la plupart d’entre eux ne cherchent pas de solutions, comme l’exploitation abusive de main-d’œuvre dans des pays en voie de développement, tels le Kenya ou l’Inde, pour annoter et nettoyer de la data, par exemple, l’impact de la construction et de l’utilisation de ces modèles algorithmiques sur l’environnement et le réchauffement climatique en particulier, ou la discrimination technologique sur la base du genre, de l’âge ou encore de la couleur de peau. En toute honnêteté, il ne faut pas stopper la recherche et le développement (ce qui est, par ailleurs, impossible à appliquer en pratique) mais au contraire infuser de bonnes pratiques de développement, de tests et d’usages de ces technologies algorithmiques. On parle aussi de gouvernance algorithmique.

Vous évoquez certaines des conditions de production de l’IA, à savoir le travail de ces forçats du numérique. Un procès est en cours en ce moment au Kenya pour « traite d’êtres humains ». Ne doit-on pas également poser un cadre rigoureux sur la fabrication des IA ?

 C’est critique, je dirais même qu’en plus de la voie législative, nous, utilisateurs, devons exiger de la part des propriétaires de ces technologies un comportement respectueux et éthique. C’est un différenciateur économique énorme pour un acteur d’affirmer qu’il a construit son outil en respectant les individus, collaborateurs ou prestataires, ainsi qu’il a cherché à minimiser la consommation énergétique de son modèle durant sa construction et lors de son utilisation. Nous pouvons mettre la pression sur tout l’écosystème, nous avons plus de pouvoir que ce que nous imaginons.

Propos recueillis par epirat@cfdt.fr

© Alcibiade Cohen